Le temps d’un soupir

« Le Printemps dans ma cabane,

absolument rien

absolument tout. » Issa

 

Chers lecteurs, cela fait un moment que je n’ai rien écrit ici. Cela fait un moment que je souhaite aborder ce qui va suivre. Parfois les idées sont là mais l’écriture et l’inspiration ne sont pas toujours accordées. L’inspiration s’apparente aux feuilles  de thé déposées au fond d’une théière qui exalteront leurs parfums grâce à la combinaison de deux éléments : la température de l’eau associée à la durée de l’infusion.

Nous sommes présentement dans un temps particulier. Il n’y a pas si longtemps encore, nous étions contraints de rester enfermés à domicile, assignés à résidence. Pendant cette période singulière, vous l’avez peut-être entendu, vécu, vu, ressenti ou peut-être pas ou peut-être avez-vous eu l’impression de le saisir.

Au delà du son, au delà de l’instant : à lui seul, il est à la fois un espace, un temps, une durée, un son, un rythme.

Il représente l’absence ou la présence. Il est plein, il est vide. Il est le début, il est la fin. Motus, il devient une promesse. Il est réel ou imaginaire. Il est heureux ou  douloureux, réconfortant ou pesant, apaisant ou dérangeant, perturbant ou bienveillant. Énigmatique. Insaisissable.

Il est cet ordre donné sur un ton abrupt, ferme, dit avec agacement parfois permettant de se faire entendre, se faire respecter, pour faire cesser un chahut, pour réclamer l’attention. Qui n’a pas un jour  entendu cette injonction ? 

Il est là, immuable, entier. Il est bref tel un préambule centralisant toute la concentration des tireurs masqués sur les pistes d’une salle d’armes avant que l’assaut ne soit donné, et que ne teintent le tranchant des lames de sabres, d’ épées ou de fleurets. Il est inodore, il est sonore. Il est rien, il est tout. Il est autant redouté que guetté. Il est pesant, il est bienfaisant. En avez-vous déjà vraiment fait l’expérience ? 

Soudain, un ange passe.

Lors d’autres circonstances, ne dit-on pas de lui qu’il est d’or ?

L’avez-vous déjà vu ? C’est de lui dont je vous parle depuis quelques lignes.

Il est expressif. Il fédère. Il rassemble. D’ailleurs lors des tournages liés à l’élaboration de navets ou de chefs d’œuvre dédiés au 7e art, le réalisateur le réclame, le clame pour séquencer les scènes, pour capter et focaliser l’attention  des équipes de techniciens, de figurants sur ce qui se joue, se dénoue comme si la collection de séquences dépendait de lui seul.  Silence.. on tourne !

En avez-vous fait vraiment l’expérience ? Loin du tintamarre des villes, les citadins  loin du tumulte quotidien le recherche,  en  s’accordant une pause  pensant le trouver à la campagne, le ressentir au bord de la mer, le visualiser à la montagne .

Tendez l’oreille. Vous entendrez moins de bruit. Vous trouverez la tranquillité, le repos, la sérénité. Est-ce vraiment cela ? Non. Bien sûr que non. Ecoutez-mieux, concentrez-vous.  Il y aura toujours le murmure du vent, le frémissement des feuilles des arbres, le clapotis des vagues, le chant des oiseaux, les rires des uns ou les pleurs des autres, le vrombissement d’un moteur d’auto, de moto, de bateau. Même dans la nuit noire à la campagne, le bois des meubles chantera,  en marchant sur la pointe des pieds, le crissement du parquet rompra cette absence de sons que vous pensiez un moment avoir perçue. Dehors, les oiseaux se sont tus. Pourtant, est-ce pour autant silencieux ? A peine perceptible à l’oreille humaine, le battement d’ailes d’un vol furtif d’une chauve-souris viendra contrer votre perception. Il y aura toujours un tintement si faible soit-il. 

"Soudain une ombre passe. Le vent. " Santoka Taneda

« Soudain une ombre passe. Le vent.  » Santoka Taneda

Quel peintre, quel photographe, quel écrivain n’a pas cherché à révéler sa présence ?

S’il était un paysage, lequel serait-il ? Serait-ce un terrain vague ? Serait-ce une étendue glacée sur l’un des pôles ? Serait-ce un désert de sable brûlant ? Serait-ce une mer d’huile, sans houle, sans vent ? Serait-ce le regard porté sur l’horizon à l’aube ou au crépuscule ? 

Fait-il alliance avec l’indifférence ou bien les non-dits ? 

On dit de lui qu’il peut secouer les consciences.

Il est redouté. Il est convoité. Il est précieux. Il est fuit.  Il s’apparente parfois à une gêne, à une  peur. Il peut être glacial. Il peut être heureux, secret même. Interdit. En accord avec soi-même, il est plénitude et permet de révéler la paix intérieure. Il ne fait pas dans l’à peu près  ni la demi-mesure. Il est un, il est rien, il est tout.

Lui, c’est le 

silence.

S’il était une couleur, laquelle serait-il ? Serait-ce une couleur unie, une teinte pastelle, une absence de couleur? Serait-il symbolisé par le blanc, le noir ou bien par une des trois couleurs primaires ? En repensant aux travaux  de Zao Wou-Ki dans un précédent billet, rien est uni ni dans ses toiles ni dans ses encres : L’espace est silence 

Les musiciens, eux, le connaissent bien. Les notes sont comme les idéogrammes de l’écriture du japonais ou du chinois. Quand ces derniers désignent un sens et un son composant ainsi un mot; les notes quant à elles désignent une tonalité associée à une durée. Ces repères graphiques inscrits sur la portée sont très importants pour le musicien peu importe l’instrument joué, peu importe le style, peu importe le répertoire.

Le silence, vous l’avez compris, est un symbole musical placé sur la portée.  Il indique l’interruption momentanée du son et se décline en plusieurs figures, en plusieurs signes. Ces indicateurs ressemblent aux signes de ponctuation utilisés dans une phrase, aux instants plus ou moins longs pour reprendre sa respiration lorsque l’on parle ou l’on chante. Ainsi, en solfège, on distingue la pause, la demi-pause, le soupir, le demi-soupir, le quart de soupir, le huitième de soupir, le seizième de soupir. Autant de valeurs et de signes avec parfois des formes différentes d’écriture. Le point d’orgue quant à lui permet d’augmenter la durée en laissant à l’interprète la délimitation de celle-ci. S’il est appliqué au silence, celui-ci dure plus longtemps, presque indéfiniment.

Comment savoir à quel moment s’arrêter de jouer ? Il faut donc savoir compter avec le  tempo référencé en début de portée. La pause est la valeur de deux demi-pause ou bien de quatre silences ou encore huit demi-soupirs. A cela s’ajoute la rythmique. A chaque note exprimant une tonalité correspond  une figure de silence. Ainsi, la ronde vaut quatre temps et correspond à la pause. La blanche qui en vaut deux s’apparente à la demi-pause. La noire, elle compte un temps et a la même valeur que le soupir. La croche correspond au demi-soupir tandis que la triple-croche correspondra au huitième de soupir.  La quadruple croche, quant à elle sera le seizième de soupir.

Ce n’est pas une mince affaire que de s’y retrouver. Quand on joue, on compte autant que l’on s’exprime. 

Les choses se complexifient lorsque plusieurs musiciens jouent  en duo, en trio, en quatuor, ou bien plus encore :  au sein d’une harmonie, d’un orchestre. Plus le nombre de concertistes est important, plus la difficulté s’intensifie.

Ainsi, le silence peut être vu. Mieux il peut être lu. Même si  le chef d’orchestre sait anticiper cette étape, en indiquant aux  musiciens de cesser de jouer. Lors d’un concert, peut-on vraiment l’entendre ? Il n’est malheureusement pas rare que cet espace-temps soit interrompu, perturbé par des applaudissements intempestifs de personnes qui ont cru bien faire. Ce silence en musique a autant de valeur et d’intérêt que les notes et la cadence. C’est fabuleux lorsque les spectateurs mélomanes savent se tenir tranquilles, savent retenir leurs émotions. Ils guettent la gestuelle du chef d’orchestre, les mimiques des instrumentistes à vent reprendre leur souffle.

Il est perçu, il est vu, il est lu.

Même  lorsque le ou les musiciens interrompent momentanément le jeu, entend-on vraiment le silence ? Il subsistera toujours un son : un éternuement, un rire, un chuchotement.

Le silence, peut-il être véritablement entendu ?

En effet, c’est possible. J’en ai fait l’expérience réelle, concrète. On peut l’entendre vraiment. Absolument. Pour cela, si un jour vous avez l’occasion de visiter ce lieu qui laisse parfois entrer des visiteurs dans son antre,  allez-y ! Faites-en l’expérience. Au cours de la visite, il vous sera proposé d’entrer chacun-e votre tour quelques minutes dans une pièce particulière, spéciale avec un tout petit espace pour se tenir debout, seul-e. Cet endroit est entièrement couvert de dièdres de 80 cm de long, en laine minérale et mousse de mélamine, telle une ruche dont les alvéoles seraient des picots, de bas en haut, tout autour de vous. C’en est presque oppressant. 

Là, si vous parlez, la voix émise n’a pas d’écho, ne revient pas, ne se reflète pas. Elle est totalement happée, absorbée. Si vous ne dîtes rien, je vous assure, vous n’entendrez rien, absolument rien. Aucun son. Silence absolu.

Vous l’entendrez, le ressentirez, le vivrez. 

 » Le silence est si pur que l’on peut entendre les battements de son cœur. La salle absorbe les sons à 99,99 % et détient le record mondial de la pièce la plus silencieuse au monde » .

Ce lieu si particulier c’est la chambre anéchoïque ou bien la « chambre sourde »  au sein de l’IRCAM ( Institut de Recherche et Coordination acoustique/musique).  

D’ailleurs, on ne peut pas y rester très longtemps. Je vous rassure, on sort avant d’être pris de vertiges.

Si le délai était dépassé, votre ouïe vous permettrait d’entendre les sons émis par votre propre corps, ceux que l’on n’entend jamais heureusement.  Cela reviendrait à vivre ceci : 

Lorsque la vie normale reprendra, lorsque les visites des lieux qui ont clos précipitamment leurs portes ré-ouvriront, lorsque les visites seront de nouveaux possibles, je vous invite à expérimenter, découvrir ce lieu étonnant, passionnant dédié à la recherche scientifique, multidisciplinaire et interdisciplinaire, consacré à l’innovation technologique et à la création musicale, fondé par Pierre Boulez dans les années soixante-dix.

Quant à moi, infiniment petite face à l’univers, face au monde qui frémit, face à la Terre qui respire, après ce silence depuis la publication de mon billet précédent, le temps d’un soupir,  je reprends la plume.

 

Charlotte | Bokeh Me Not

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